La musique est partout. Dans les magasins d’alimentation comme de vêtements, les restaurants… Et pour cause, elle fait vendre davantage. Et les expériences menées en la matière sont de plus en plus abouties.
Depuis les révélations autour du projet MK-Ultra de la CIA sur la manipulation mentale – avec notamment l’utilisation de substances provoquant faiblesse et distorsion auditive – ou, plus récemment, de l’usage de la musique, toujours par la CIA, comme technique de désorientation sonore pour briser les prisonniers, croire qu’une simple musique d’ascenseur se contente d’être agréable, pour ne pas dire insipide, c’est mal connaître le champs d’expertise sonore, qui n’est pas nouveau en soi mais qui se réinvente avec le développement du marketing expérientiel.
A l’origine, la Musak
La Musak, contraction de musique et Kodak, est la musique des galeries commerciales, des supermarchés, des stations de métro, des ascenseurs ou encore la musique d’attente des standards téléphoniques. Avant de créer, en 1934, sa société Musak inc, George Squier dépose, dans les années 1920, un brevet sur la diffusion de musique d’ambiance (son histoire est relatée en détail dans le livre de Joseph Lanza “Elevator Music: A Surreal History of Muzak, Easy-Listening, and Other Moodsong”). Parce qu’elle réorchestre certaines œuvres célèbres en les amputant d’une part émotionnelle, cette technique est ainsi appelée « limitation des écarts d’intensité » ; elle est parfois assimilée à une forme de manipulation inconsciente, ce que finalement elle deviendra sous l’effet du marketing. Des compositeurs connus se sont d’ailleurs prêtés à l’exercice, contournant les contraintes techniques (ni trop de basses, ni trop d’aigus et peu de notes) pour créer un mouvement : l’«ambiant music », avec Brian Eno et son « Music for airports » réalisé en 1978 pour calmer les voyageurs stressés, ou même Erik Satie qui, s’inspirant du dadaisme, a créé ce qu’il décrit comme de la « musique d’ameublement ». Pourtant si ces créations ont souvent été intellectualisées, l’objectif était bien d’avoir un impact sur les masses pour favoriser la consommation, améliorer la productivité (dans les usines, par exemple) ou créer un climat favorisant certains comportements (comme prolonger ou réduire le temps de visite dans un fast-food).
Rapidement, le sujet est étudié et son impact mesuré : en 1937, Stanley Wyatt et James Norman Langdon, deux psychologues d’entreprise britanniques, publient un article intitulé « Fatigue et ennui dans les tâches répétitives » (« Fatigue and Boredom in Repetitive Work »), où ils prouvent que les jeunes employées sont plus efficaces et moins vindicatives lorsqu’elles travaillent en musique. D’autres ont mesuré ce phénomène : le laboratoire d’ingénierie humaine de l’armée américaine ou encore Black & Decker, en 1972. Le lien entre musique et productivité est ainsi établi, au même titre que celui entre musique et guérison, mis en évidence par le docteur Frank Flood, dans son hôpital St. Joseph de Yonkers (Etat de New York). Mais cette démarche trouve aussi très tôt ses détracteurs. Ainsi, selon le philosophe, sociologue, compositeur et musicologue allemand Theodor Adorno : « L’ »écoute régressive », l’easy listening, prive l’auditeur de son statut d’individu et le transforme en consommateur passif. » Il n’en fallait pas plus pour que le marketing se penche sur le sujet.
Un consommateur sous influence
Le son comme déclencheur de schémas préétablis et automatiques, et comme effet déterminant à une action spécifique, a d’abord été étudié sur les animaux. Avec un angle différent, et partant du principe que ce que nous voyons est en grande partie déterminé par ce que nous entendons, William Burroughs imaginait déjà en 1966, grâce au principe du cut-up (technique de copié-collé de mots et de textes), un conditionnement-une manipulation sonore ayant pour objectif de propager une rumeur dans une rue lors d’un évènement, lors d’une pièce de théâtre, etc (Révolution électronique, D’ARTS – HC, pour l’édition française)… Il voyait en cette technique une arme de contre-culture, pour lutter contre la publicité et la dialectique des médias.
Depuis Georges Squier, cette approche a été théorisée et labellisée : on parle à présent de marketing sonore, de marketing sensoriel et, par extension, de marketing expérientiel (concept commercial de théâtralisation d’un lieu de vente ou de service qui implique l’usager dans une mise en scène de la marque et de ses produits ou services). La musique est un levier comme un autre d’influence qui, associée aux autres leviers du marketing, s’inscrit dans une démarche globale de stimulation de l’acte d’achat, au travers d’une expérience sensorielle. Dès le début de la publicité radio, puis télévisée, des marques développent leur identité sonore, le fameux « Tou Doum » de Netflix ou le non moins célèbre jingle « tchi-tcha » des génériques cinéma de Canal+, signé Michel Jonasz. Elles s’attachent aussi à développer des signatures sonores pour leurs produits et, de plus en plus, travaillent l’atmosphère de leurs points de ventes.
Le retail en pointe
C’est un enjeu de taille pour le secteur du retail, selon Walnut Unlimited pour Mood Media (Etude Mood Media « Améliorer l’expérience client : l’impact du marketing sensoriel », réalisée par Walnut Unlimited, qui a interrogé 10 039 consommateurs à travers huit pays – Australie, Benelux, Chine, France, Allemagne, Espagne, Royaume-Uni et Etats-Unis – dont 1210 clients français) : « La musique est le levier numéro un pour améliorer l’expérience client en magasin et a un impact globalement positif pour 85% des clients dans le monde ». Il suffit de s’immerger dans l’atmosphère électro d’une enseigne comme Abercombie & Fitch pour comprendre que le conditionnement du visiteur ne tient en rien du hasard. Travailler sur l’émotion suscitée, ancrer un souvenir ou une empreinte positive et durable de cette expérience dans le subconscient du consommateur, tels sont les nouveaux objectifs du parcours client. Ce sont les points de vente qui s’emparent du marketing sonore. Mood Media a ainsi analysé les comportements des consommateurs : grâce à la musique, 45% d’entre eux resteraient plus longtemps dans un magasin ; ils sont d’ailleurs 85% à reconnaître qu’elle a un impact positif sur leur parcours d’achat. Ce serait notamment le cas pour un consommateur sur deux dans les magasins de prêt-à-porter et dans la restauration rapide, et pour un consommateur sur quatre dans les magasins d’alimentation ou les agences bancaires. Cela représente un défi pour les marques, qui devront de plus en plus être capables d’identifier les goûts de leurs consommateurs. En mars 2019, Ibis lançait ainsi une offre musicale dans ses hôtels, en collaboration avec Sony Music UK et Spotify. Elle se concrétise au travers de concerts hébergés eux aussi dans les hôtels, de concours pour découvrir des artistes et de partenariats avec des festivals. Caroline Benard, la vice-présidente ECO Brands Experience-Global Marketing-IBIS, voit d’ailleurs la musique comme « un des piliers de [son] repositionnement ».
De nouveaux champs d’investigation
En France, par exemple, la société Maison Sérieuse, référencée par la SACEM, propose des habillages sonores événementialisés. On touche, ici, plus à l’identité de marque qu’à la manipulation. Ainsi, Le Bristol et Hyatt (dans l’hôtellerie) mais aussi Senequier, Victoria 1836 et Kaspia (dans la restauration) proposent des ambiances, des expériences sonores adaptées à leur clientèle, selon les horaires ou les espaces. Des magasins (Office Depot ou le flagship store Barbour à Sydney) offrent aussi des expériences basées sur « Shazam in Store », en invitant un consommateur, via son apps. sur son mobile, à recevoir des contenus ciblés et interactifs. L’enseigne Mango en Espagne propose, elle, au consommateur de choisir la musique qui sera diffusée en boutique. On touche ainsi à l’amélioration de la connaissance client au travers de ses goûts musicaux, un axe nouveau pour enrichir les personas marketing, la musique dévoilant une part intime de l’individu.
Il est aussi possible d’offrir aux clients une couleur musicale associée à un produit (que l’on peut activer sur le même principe que « Shazam in Store » ou via un QR Code), avec une diffusion directement sur le mobile du client ou en projetant le son au travers de haut-parleurs, dans une zone réduite à l’espace de promotion dudit produit. C’est ce que l’on nomme le zoning, ou douche sonore, parfois même utilisé pour assurer la confidentialité d’un échange ou créer une zone de calme. Dans les laboratoires de recherche également, des projets associant l’IA et le son, ambitionnent de définir et de sélectionner la musique qui créera le meilleur climat émotionnel pour favoriser l’achat, et ce en fonction de chaque individu. Le secteur du retail n’est pas le seul à connaître cet engouement, la musique se déploie dans tout l’espace public et investit certains lieux comme les maisons de retraite, dans lesquelles les besoins de diffusion sectorisée sont là aussi bien réels.
Les sites web également proposent des expériences sonores, qu’ils peuvent personnaliser plus aisément qu’un point de vente. C’est le cas du secteur de la relation client qui, avec l’approche waitertainment (contraction de Wait et Entertainment), a développé une personnalisation fine de la gestion de l’attente par des jeux ou de la musique. Mais même si des expériences singulières sont menées (chuchotements, grattouillages, etc.) autour de la méthode de l’ASMR (de l’acronyme anglais : Autonomous Sensory Meridian Response), qui s’illustrent dans les campagnes de IKEA avec son « tapotage » de drap et couette ou de Buffalo Grill, et son steak ASMR, le champs du design sonore des sites reste encore assez peu exploité. L’hyper personnalisation sera l’enjeu véritable de ce marketing sonore.
Vers une marchandisation émotionnelle ?
La sociologue et universitaire israélienne spécialisée dans la sociologie des sentiments et de la culture, Eva Illouz, dénonce ainsi dans son dernier livre, « Les marchandises émotionnelles », la marchandisation de nos émotions. Ori Schwarz, l’un des contributeurs à son livre, rappelle que « la croyance selon laquelle la musique exerce un pouvoir sur nos émotions remonte au moins à Aristote » et que, aujourd’hui, « l’usage des contenus culturels pour modifier l’humeur est déterminé par des dispositions psychologiques universelles et par des possibilités techniques ». Le recours à la musique est donc clairement utilisé pour manipuler les émotions. Mais entre incitation et manipulation, à trop vouloir faire une expérience de tout, les consommateurs vont peut-être finir par se lasser.