Des députés veulent systématiser le sac « emporte-restes ». D’autres s’y opposent. L’amendement arrive à l’Assemblée.
Ce sera l’une des batailles de cette fin du mois de mai au Palais-Bourbon : faut-il obliger les restaurateurs français à proposer à leurs clients d’emporter leurs restes à domicile ? « Oui », répond la députée de Haute-Marne Bérangère Abba (LREM), qui a déposé un amendement en ce sens. « Non », rétorquent une partie de ses collègues, sensibles aux réticences de la profession. Le gouvernement s’en étant remis à la « sagesse » de l’Assemblée, l’affaire sera tranchée en séance publique dans les tout prochains jours, lors de l’examen du projet de loi sur l’agriculture et l’alimentation.
« Il s’agit de lutter contre le gaspillage alimentaire, affirme la jeune parlementaire. On évalue à 113 grammes par repas les surplus non consommés. Permettre aux Français de les emporter pour les cuisiner chez eux relève du bon sens. Beaucoup de clients sont prêts à le faire, mais n’osent pas le demander. Il est indispensable de lever ces blocages. » D’où sa volonté de généraliser le « doggy bag à la française », qui repose actuellement sur le seul volontariat.
Une mesure qu’a déjà adoptée Christelle Sabourdy. La patronne du Ti-Pont, un petit établissement situé à Allias, en Gironde, s’est convertie au « gourmet bag » depuis quelques années, et s’en félicite. « Tous nos clients sont informés par un petit dépliant que nous plaçons sur les tables. Cela les a surpris, au début, mais ils ont apprécié l’initiative. Certains, désormais, le réclament systématiquement, même si la grande majorité de la clientèle finit son assiette. »
« Un simple transfert de poubelles »
La bataille, cependant, s’annonce rude car, en face, les opposants montrent les crocs. Adopté dans un premier temps par la commission du développement durable, le fameux amendement a été aussitôt retoqué par la commission des affaires économiques. Son président, Roland Lescure (LREM), s’en explique : « La lutte contre le gaspillage alimentaire est un objectif louable, mais la systématisation de ‘l’emporte-restes’, comme disent les Québécois, risque d’avoir des effets pervers.
Aux Etats-Unis – je connais bien ce pays en tant que représentant des Français d’Amérique du Nord, la taille des portions servies a augmenté car cela est devenu un argument commercial, sur le mode : ‘Venez déjeuner chez nous. Vous repartirez avec le dîner !’ Cela a entraîné une augmentation de la ‘surbouffe’ et de l’obésité. Pire : si beaucoup de clients rentrent chez eux avec leur doggy bag, beaucoup ne les utilisent pas. On assiste à un simple transfert de poubelles. »
Il faut aussi compter avec les réticences des patrons. « Nous répondons à la demande sans difficultés, mais si la mesure devenait obligatoire, cela rendrait le service ingérable, redoute Slim, le directeur du Sequoia, à Neuilly-sur-Seine. Imaginez que 10 clients souhaitent emporter leurs restes en même temps ! » Une position largement majoritaire dans la profession. « Ce débat est derrière nous, estime Hubert Jan, le président de l’Union de métiers et des industries de l’hôtellerie (Umih). Nous avons mis à disposition de nos adhérents des ‘gourmet bags’ depuis plusieurs années. Ceux qui le souhaitent les utilisent, mais il ne faut surtout pas systématiser ce dispositif : cela conduirait à énerver et à décourager tout le monde. »
Une opposition culturelle
Les adversaires ne manquent pas non plus de le rappeler : l’essentiel du gaspillage alimentaire vient d’ailleurs. Sur les 10 millions de tonnes jetées chaque année en France, 6,5 millions le sont… à la maison et 2,3 millions par la grande distribution, selon les chiffres officiels. Sur ce total, la restauration pèse à peine 1,5 tonne. Et encore : le gâchis se situe surtout dans la restauration collective et concerne à 90 % l’amont du service : les épluchures, les têtes de poisson, les os… La partie consommable perdue dans les assiettes de la restauration traditionnelle est donc minime. « Entre nous, un patron qui a beaucoup de retours d’assiettes devrait se poser des questions sur la qualité de sa cuisine et sur l’équilibre économique de son établissement », note Hubert Jan.
« Il serait plus intelligent de prendre d’autres mesures, abonde Jean-Robert Pitte, géographe spécialiste de gastronomie : proposer des portions différentes selon les appétits, éduquer les enfants, apprendre à accommoder les restes… Mais par pitié, arrêtons de compliquer la vie de nos aubergistes ! » Avant de conclure avec humour : « De toute manière, quand c’est bon, on a envie de terminer son assiette. Et quand ce n’est pas bon, le doggy bag ne sert à rien ! »
Au pays de la grande cuisine, certains décèlent dans cette levée de boucliers une origine culturelle. De l’Alsace à la Gascogne en passant par l’Auvergne et la Normandie, le repas n’est-il pas sacré, donc incompatible avec un objet aussi vil qu’un « doggy bag » ? N’apprend-on pas aux enfants, dans toutes les familles, à « terminer leur assiette » ? Sans oublier que, contrairement aux Américains, les Français n’aiment pas parler d’argent : pas question de partir avec les reliefs de son repas, au risque de passer pour un pauvre ou pour un radin !
Il est vrai enfin que, chez nous, les portions servies demeurent raisonnables. Rien à voir avec les excès nord-américains ni même avec les traditions chinoises, où il est de coutume de servir quatre plats énormes que seul un joueur de rugby pourrait finir. « Là-bas, en demandant un doggy bag, vous flattez le patron en lui faisant comprendre que sa cuisine est tellement bonne que vous allez en reprendre chez vous. En France, malheureusement, c’est l’inverse : dans le même cas, le restaurateur se sent déshonoré », regrette Bérangère Abba. Et l’exemple vient d’en haut : « Quand Joël Robuchon voit revenir une assiette non terminée, il a toujours le sentiment que le client est mécontent », confirme Jean-Robert Pitte.
Le nom « sac pour les chiens » unanimement rejeté
Nicolas Duval ne croit cependant pas qu’il y ait là rien de rédhibitoire. L’homme est un spécialiste de la question : il a lancé voilà quelques années la société Take away, spécialisée dans les contenants, et monté un partenariat avec l’Umih pour les diffuser dans les établissements français. Sa conclusion ? « Les Français sont prêts à adopter les doggy bags pour peu qu’on les leur propose, mais encore faut-il que ce soit le cas. Je connais des restaurants qui jouent le jeu et en écoulent 1 000 par mois. Et d’autres qui planquent les boîtes au fond des placards et n’en utilisent pas 100 par an. »
C’est pourquoi Bérangère Abba entend ne rien lâcher. « Je veux bien décaler la date d’entrée en vigueur de la mesure de 2019 à 2020, mais son caractère obligatoire n’est pas négociable. L’incitation a été tentée : elle n’a donné que des effets marginaux. J’admets volontiers que la lutte contre le gaspillage alimentaire doit être menée dans tous les domaines, mais cela ne doit pas nous empêcher de le faire aussi dans les restaurants. Dans ce domaine, il faut faire feu de tout bois. » Et elle se dit confiante sur l’issue du bras de fer qu’elle a engagé. « Plus de cent députés du groupe macroniste ont déjà signé mon texte et, comme il ne s’agit pas d’un sujet partisan, je disposerai de soutiens sur tous les bancs de l’hémicycle. »
Il y a le fond, et puis la forme. Dans les deux camps, les députés butent toujours sur le nom à donner à l’objet. L’appellation américaine, doggy bag, littéralement « sac pour les chiens », est unanimement rejetée. « Nous cherchons un terme attractif et francophone », indique la députée Laurence Maillart-Mehaignerie (République en Marche, Ille-et-Vilaine), rapporteur pour avis du texte à la commission du développement durable. « Gourmet bag » est plus appétissant, mais il y a « bag ». « Boîte à emporter » et « emporte-restes » sont envisagés, mais ni l’un ni l’autre ne suscitent d’enthousiasme. Aussi Bérangère Abba n’exclut-elle pas de lancer un appel à idées sur Internet. Un bon moyen, au passage, de poursuivre la bataille de l’opinion.